Novembre 2017
Inde . Bénarès
Rares sont les expériences de lieux, particulièrement lorsque cela concerne une ville, où nous nous sentons à la rencontre d’un satellite, sorte de succursale mystique du réel.
C’est-à-dire un élément à la force évocatrice inaltérée par le temps, et pris dans une spatialité particulière, disjointe du reste d’un territoire. En ce sens, Bénarès est l’ensemble qui s’approche le plus distinctement de ce que dessine le terme de Jérusalem céleste. La fortification qui longe le Gange est constituée d’une suite discontinue de palais et de tours de guet où des familles modestes sont venues creuser leur vie. Les formes fortes et folles des tracés militaires abritent le ressac de linges et succèdent sans idée aux ornements sophistiqués de grès et de marbre blanc que sont les moucharabiehs des Havelis. L’amoncellement de pierres crénelées s’arase en ghâts qui servent d’assise et prolongent la bascule d’un versant de pyramide par-dessus les abîmes.
Sa base s’évanouit et se confond dans l’eau immobile du Gange, qui sans remous et opaque laisse apparaître la surface d’un miroir sombre. A l’ocre de la terre vient se mêler une coulure d’argent nappée de cendres. C’est ici que sont confiés, après la crémation, le reste des morts. Ils ne sont pas remis au fleuve, mais à sa surface et s’étendent, suspendus, tournés c’est selon, tantôt en direction des profondeurs qui comme un Styx semblent inaltérables et opposent le vertige du plein, tantôt en direction du ciel où flotte une accablante nuée blanchâtre immobile et incessante qui tient en écharpe la ville et la presse de son silence.
Reste alors la surface, cette lisière où les hommes déposent également des fleurs le long des berges. Elles sont d’un orange flamboyant qui appelle les yeux, et il est impossible dans cette nasse, d’envisager la terre et la lumière qui veillèrent à une telle éclosion de couleur et d’odeur.
Ces dernières, comme la cendre se traînent suspendues. Avec les jours elles se mettent lentement à faner.
Au fil d’une plus fine attention conquise par la patience, on apprend que c’est de l’intérieur que se présentent les plus grandes échappées.
L’observation de cette lente décomposition ne provoque pas la tristesse, au contraire, c’est plutôt une joie mineure qui scintille des profondeurs.
J’ai l’impression d’être face à un phénomène qui ne ment pas, qui à aucun moment ne s’altère en convenance et admet sa fragilité.
Je repense à Hoi An, ce port où l’on dépose des flammes sur l’eau, où on les confie à leur ange noir qui dans son lit berce cette fragile aspiration.
L’embarcation flotte étincelante de vie, avec la candeur intense du désir d’exister plus que tout. Seule une feuille de papier sépare l’eau du feu. Trois éléments dont le charme est de savoir que réunis, ils précipiteront leur chute.
La brume étouffe le ciel, dissimule le soleil et l’horizon d’un autre rivage. Seul demeure l’escalier de pierres qui nous maintient comme une force à mi-chemin d’une base et d’un sommet, tous deux voilés dans l’éternité.
C’est sur cette tribune où la nature fait l’aveu d’une blanche vérité que l’homme a développé ses propres rites. Tout, ici, se fait avec la toile de fond du gouffre.
Parmi les lavandiers sont alignés de nombreux bûchers. Le dédale intérieur de la pyramide semble transpirer et le train de bois qui comme un fleuve emporte avec lui la rouge infusion de terres ferrugineuses se déverse jusque-là.
Au centre d’une fragile assistance, à peine remarquable parmi la foule, il y a le mort qui tel un dormeur signe un long drap blanc de sa bosse. De son corps sortent des flammes épaisses et je les vois traverser son thorax. Il ne transpire pas ni ne saigne. La toile fine et humide qui le recouvre épouse chaque aspérité du corps. Cette suggestion de voile blanc accentue la présence, le gonflement rond et impassible de ses orteils s’étend, irradie.
Je les sais sans les voir et c’est l’ensemble du corps qui m’apparaît par l’idée et dans la multiplicité de ses incarnations. La miette de feu guide le défunt dans le couloir de sa froide fortune. Du même instant qu’elle scintille, elle s’éteint et s’approche d’une parfaite disparition.
Voici parmi les courbures de la berge tout ce qui reste, une confusion de matières arrivées à leur forme la plus irréductible. La cendre s’échappe, recouvre les quais et se signe comme d’un hiéroglyphe de l’empreinte d’animaux passant par là.
L’air restait encore envahit par cette inépuisable odeur du bois, comme si toute aventure persistait seulement par le nez.