Novembre 2017
Inde . La route d'Osyan
Le lac s’est retiré, laissant une plaine de sel qui craque sous la roue. Le sol est blanc et les empreintes d’animaux s’enfoncent dans cette première couche durcie de sel. En sortant ils mettent à jour un limon resté conservé durant trois saisons. La fin de journée est brumeuse et le déclin de lumière laisse planer un ensemble terne et tiède où l’horizon reste serré. Quelques chiens profitent de cette mise à distance des cieux pour écumer la surface de ce territoire jusqu’à atteindre un charnier d’une quinzaine de cadavres de vaches. Plutôt que d’être érigées en monticule, elles ont été déposées à égale distance les unes des autres, sont plus ou moins décharnées et adoptent des postures improbables. La horde de chiens noirs a adopté ce territoire et le dispute avec quelques corbeaux ainsi que d’autres animaux maintenus à l’écart car trop isolés et marginaux pour faire régner une quelconque autorité.
Les chiens se concentrent autour de la dernière acquisition, celle dont le sang encore liquide suinte sur le squelette et reflète la lumière étouffée du couchant dans un rougeoiement sombre et épais.
En rejoignant la surface du sol, le liquide visqueux teinte les cristaux de sel, se développe en rameaux parmi eux jusqu’à s’estomper. La mâchoire des chiens étire les ossements dans un sens puis un autre.
Seule, la tête de l’animal ne bouge pas, goûte par sa face la plus plate au repos de la terre. La peau à cet endroit, un peu tirée, tend un étrange sourire, neutre, sans éclat, sans amertume. Un sourire de dents, juste ça. Le cou des bovidés se courbe entre cette partie du corps qui entame la mort dans une évidence sans provision et celle du ventre et des membres qui doit d’abord se dépouiller dans l’ennui. Le sel déjà rogne les contours du séant.
Autour de chaque carcasse qui s’est pétrifiée en sa grimace, un périmètre bruni de sable réapparaît à la place du sel car trop longtemps piétiné par les charognards. De larges cercles de foulées englobent chaque animal. Une auréole funeste se creuse.
La nuit laisse l’horizon unir la clarté du sol asséché et le ciel sans l’assistance d’autres silhouettes que celles de ces protagonistes.
La ville au loin reste étrangère, on l’imagine par ses sons.
Et les îlots d’ossements où la matière continue d’être transmise sont les uniques vestiges qui puissent mettre une figure sur cette fragile absence.
Il sombre par la faux,
s’écroule et rejoint la terre d’où il avait poussé.
L’épouse d’une mort souple,
abandonne l’ambitieuse verticalité qui se raidit dans le muscle.
Du haut d’elle,
il était dominé par son vertige,
du bas désormais,
il découvre par le toucher la substance des corps.
Le jour s’ébroue et lui se délecte en silence,
goûte enfin à l’absence,
apprécie l’évidement qui s’étire, se dépose,
et autour duquel encore un vent fidèle siffle.
Il constate,
curieux,
et pour la première fois exempt,
le fossile de sa présence.
Ce qui n’est plus persiste par son absence.
Par conjuration la vie reproduit un double de son fertile ennui.
La gorge contractée autour d’un silence,
un homme assiste et retient son souffle à quelques mètres de là.
Il contemple, laisse son œil naviguer dans le crépuscule du beau.
On peut voir éclore au pli de son regard une plante.
En même temps que s’érode la cavité oculaire,
il paraît qu’une chose de lui se maintient suspendue.
Amarré à sa conscience comme l’est un chat à ses boyaux,
c’est-à-dire poussant en sa cellule,
il s’aventure et parcourt le monde et ses pensées.